15.6.13

La Promesse

— Je te demande, Zeus Néphélégèrétès, pourquoi t'es-tu senti obligé de faire de tous mes voisins, proches et lointains, jeunes et vieux, sans exception, une bande d'enculés toujours prêts à bricoler dans la journée, à picoler dans la soirée ? Pourquoi as-tu installé dans mon entourage un tel ramassis de connards ? J'ai sérieusement dû t'offenser pour mériter un sort aussi cruel.

— Non, mon ami, tu n'as jamais rien commis de répréhensible à mes yeux. C'est vrai, tu ne mérites pas d'avoir à vivre au milieu de ce troupeau d'ivrognes et de bricoleurs cérébelleux. Malheureusement, les temps ont changé. Aussi, de nos jours, il est quasi impossible de dégoter un être humain digne de ce nom. Tu es une exception, et, à mon grand regret, je n'ai pas pu te placer dans un environnement qui te soit favorable. Tous les individus qui devaient composer ton entourage social avaient de profondes tares. Je le savais, mais je n'avais rien d'autre sous la main. La fabrication de l'humain, avec ses qualités et ses défauts, tel qu'on la connu pendant des milliers d'années, a aujourd'hui, brusquement et totalement dégénéré. C'est catastrophique. Il ne se produit plus rien de bon. Je suis désolé.

— Oui, je comprends. C'est triste. Je commençais à me sentir coupable, à penser que j'avais fait involontairement quelque chose qui t'avait déplu, cher Zeus. Je sais, je ne suis pas parfait. Vais-je endurer cette situation encore longtemps ?

— Non, rassure-toi, toi le meilleur d'entre tous — et de loin ! —, je pense que ça ne devrait pas durer éternellement. Moi aussi, je suis fatigué par le comportement de ces abrutis, de ces bons à rien. Je suis en train d'étudier une solution. J'ai formé récemment une équipe de biologistes. Je l'ai chargée de trouver un nouveau type de virus, genre peste ou choléra. Tu seras le seul à être vacciné, et, bien entendu, tes animaux ne seront pas réceptifs à ce nouveau virus. Prends patience.

— OK, Zeus Upsistos, j'ai confiance. Tu es Le plus Grand ! Je sais que le travail de ton équipe sera couronné de succès. J'envisage dès à présent l'avenir de façon plus sereine. Je vais immédiatement annoncer cette bonne nouvelle à mes animaux. Tiens-moi au courant. On reste en contact. En attendant, passe une bonne journée et transmet mes amitiés aux résidents de l'Olympe.

9.6.13

Mauvais rêve

Réveillé en sursaut, il s'assoit au bord du lit, pose les coudes sur les genoux, place son visage dans la paume des mains. Il a fait un mauvais rêve. Il reste ainsi immobile un instant. Puis il se lève, revêt un pantalon et une chemise qu'il ne prend pas la peine de boutonner. Lentement, il quitte la chambre, descend d'un pas mal assuré le large escalier. Il se dirige vers l'une des pièces du rez-de-chaussée qui lui sert principalement de bureau. La lumière de l'aube filtre au travers des rainures des volets clos. La maison plongée dans la pénombre est presque totalement silencieuse. Le pépiement des oiseaux, qui guettent l'apparition du soleil, sonne légèrement à ses oreilles. Ce matin, il n'y fait pas trop attention. Il vit sur une ancienne ferme isolée, loin de toute agglomération urbaine, seulement en compagnie de ses animaux. Sa femme, qui enseigne, depuis quelques années, dans une université à l'étranger, ne rentrera que le week-end prochain. Depuis la chambre, S., le plus jeune de ses chats, qui dormait avec lui, l'accompagne, intrigué.

Il ouvre d'un geste lent la porte de la pièce et va s'installer sur le fauteuil face au bureau. Il allume la lampe posée sur l'angle droit du large et robuste meuble en bois dont il parcourt du regard toute la surface. Quelques essais empilés, un roman, un bel agenda, des cahiers et des carnets aux dimensions variées, des dossiers cartonnés, une rame de feuilles de papier, deux pots en acier pleins de crayons et de stylos multicolores, un encrier, une règle plate et métallique, deux appareils photo, dont l'un est couché sur le dos, un cendrier de cristal épais, un paquet de cigarettes entamé, un Zippo, un long couteau japonais accolé à son stylo-plume Cross préféré, une petite tortue taillée dans du bois d'ébène, un trousseau de clefs. Pas de machine. Pas même un téléphone, cette espèce de boîte hideuse en bakélite surmontée de deux demies-sphères reliées entre elles par une sorte de poignée. Il n'en veut pas. Et, d'ailleurs aucune ligne téléphonique n'est raccordée à la ferme. Rien de tout ça. Et surtout, rien qui ressemble à ce qu'il a vécu dans son rêve. Pas d'objet ayant la forme d'un grand livre dont l'épaisse couverture se soulève pour révéler une face intérieure lisse comme un miroir opaque, et se bloque presque perpendiculairement à l'autre face restée à plat ; laquelle se compose, sur les deux tiers, d'une multitude de plots ornés de signes alphanumériques et d'autres symboles, insignifiants pour certains.

Des bribes de son cauchemar lui reviennent : une fois l'espèce de miroir opaque allumé, suite à la pression exercée d'un doigt sur un bouton plat presque invisible, la machine, dénommée ordinateur, prenait alors rapidement le pouvoir sur l'intellect de celui qui avait eu le malheur de la mettre en fonction. La machine ordonnait de façon muette, sans que cela ne soit véritablement perceptible, d'agir sans réfléchir, de faire les choses les plus impensables, comme entrer directement en interaction avec des inconnus, eux-mêmes captifs d'une machine similaire, situés quelque part dans un univers désigné par l'acronyme W.W.W.. Des messages étaient ainsi échangés sous forme d'écrits produits en enfonçant, dans l'ordre des mots, les plots, telles de petites touches souples de piano réparties sur la face posée à plat de la machine. Le texte s'affichait simultanément sur l'écran, c'est-à-dire la face polie comme un miroir, dès lors illuminée, et dressée, presque à la verticale, face au regard de l'opérateur subjugué.

Les réminiscences de ce cauchemar le mettent mal à l'aise. Dans son esprit des mots aux consonances étranges, inusités dans la réalité, se bousculent : Internet, Web, Wi-Fi, Browser, Upload, Download, Windows, Linux, Software, Malware, Blue Screen of Death, Google, Social Networks, W.T.F., L.O.L., etc.. Il se sent épuisé. Il se demande comment un rêve si pénible, mettant en scène un individu hypnotisé par un écran lumineux, laminé dans sa volonté par une si petite machine, a pu surgir, pendant la nuit, de son inconscient. Il met en question sa santé mentale, se demande si ce rêve représente les prémices de la folie. Il est légèrement inquiet.

S., qui s'est installé sur le bureau, le scrute d'un regard inquisiteur. Lui aussi s'interroge sur l'attitude de son ami. S. pense qu'il travaille beaucoup trop depuis qu'il a intégré l'équipe de ce fameux laboratoire de recherche en disruptologie. S. se sent aussi un peu coupable, parce qu'avec son frère aîné P., ils ont l'habitude de mener des sarabandes la nuit, ce qui, probablement, perturbe le sommeil du laborieux scientifique. Celui-ci lit dans le regard de S. qu'effectivement quelque chose ne tourne pas rond. Certes, il manque de sommeil, il travaille assurément beaucoup trop, mais cela n'explique pourtant pas comment une telle histoire, de telles images sont venues, sous forme de cauchemar, perturber à ce point sa nuit, et, maintenant, sa matinée, puisqu'il craint déjà de ne pouvoir se défaire de ce rêve atroce. Invariablement, la même question revient : où son esprit a-t-il été chercher ces incroyables visions, ces mots affreux qui le tourmentent ainsi ?

Il se dit qu'il est temps d'aller se préparer un café, d'ailleurs S. commence à manifester son envie de petit pâté. Pourtant, il ne parvient pas à sortir de sa réflexion, cherche mentalement à trouver l'origine d'une telle construction onirique. D'où peuvent provenir de pareils éléments comme cet écran, cet improbable clavier, un tel registre de mots — Internet, Wi-Fi, Linux, Malware, Google, etc. ? Que dissimule sa mémoire ? P., le frère aîné de S., entre à son tour dans le bureau. Il pousse un petit cri rauque et strident, en même temps, tel que lui seul sait le faire, pour rappeler au chercheur qu'il est l'heure de prendre un solide petit-déjeuner. Ce dernier décide alors de laisser tomber, pour le moment, son questionnement. P. et S. ont raison : il faudrait penser à déjeuner. Il est temps. Vraiment.

Mais, subitement, il se rend compte que, depuis son réveil, il n'a pas songé une seule fois à allumer une cigarette. Il tire une Craven A sans filtre du paquet posé à sa droite et saisit le Zippo. La molette du briquet crache des étincelles, mais la mèche refuse de brûler. Panne d'essence. Il garde en réserve, dans le plus volumineux des tiroirs situé au bas du bureau, un flacon en aluminium rempli du précieux liquide. Il recule son fauteuil pour accéder plus facilement au tiroir qu'il tire vers lui, et qui lui semble maintenant particulièrement lourd. Il l'ouvre entièrement. Il repère immédiatement sur le côté le flacon d'essence rouge et argenté, mais son regard se fixe sur un objet inconnu, un bloc inerte et plat, à l'aspect froid, gisant dans le fond. Il le soulève à deux mains, le pose sur le bureau. C'est une sorte de grand livre lourd et noir, aux angles arrondis, fait d'une matière composite dure, très lisse et bizarrement luisante. En plein milieu de cet étrange pavé, dans le sens de la longueur, se dessinent des caractères romains, de grosses lettres capitales blanches. C'est une inscription faite d'un seul mot qui a une consonance étrangère, un terme entendu dans son rêve : TOSHIBA.

La cigarette, qu'il tenait encore serrée entre ses lèvres, roule sur le sol.

5.5.13

Le poids des mots

Il n'avait pas été choqué par les photos, mais depuis hier, depuis qu'il avait refermé le magazine, feuilleté dans la salle d'attente du dentiste, il se posait beaucoup de questions sur le poids des mots. Avaient-ils tous le même poids ? Et comment les pesait-on ? Existait-il un instrument de mesure ? Quel est le mot qui servait d'étalon ? Si les mots avaient un poids, forcément, les lettres devaient, elles aussi, peser quelque chose. "Anticonstitutionnellement" était sûrement le mot le plus lourd de tous. Mais, comment faire la différence entre deux mots composés du même nombre de lettres. Par exemple : "plume" et "plomb". Comment savoir lequel pesait le plus lourd des deux ? "u" et "e" feraient-ils pencher la balance de leur côté, si l'on posait "o" et "b" sur l'autre plateau ? Comment savoir ? D'ailleurs "léger" avait tout autant de lettres que "lourd"... Et pourtant... "lourd" apparaissait d'emblée bien plus lourd que "léger". Mais était-ce vraiment le cas ? Il n'en savait rien. Il n'arrivait pas à trancher. Sa perplexité augmenta quand, plongé dans ses réflexions, il rencontra un problème supplémentaire : celui des lettres capitales, probablement plus pesantes que les lettres minuscules. Ça semblait évident. D'où l'importance des noms propres pour la plupart des gens. Généralement, on accordait plus de considérations aux choses lourdes, massives, telle que l'or par exemple. Mais comment l'or pouvait-il avoir une valeur supérieure au plomb qui comptait trois lettres de plus que le précieux métal ? Question de transmutation, se dit-il. Il lui faudrait certainement se renseigner auprès d'un spécialiste. Il écrasa sa dernière cigarette dans le cendrier noirci, se leva pour enfiler son manteau, sortit de chez lui, et, toujours pensif, incertain, d'un pas mi-lourd, mi-léger, traversa, sous la pluie, le jardin pour se rendre chez l'alchimiste, son voisin.

2.5.13

Le chauffeur de tracteur

Le tracteur de son imagination traîne à sa remorque la cargaison de ses illusions défuntes : un tas de cadavres en état de décomposition avancée. Même les mouches les plus affamées s'en tiennent éloignées. Au lever du jour, sous un ciel blafard, la machine roule lentement en direction de la fosse commune. Le chauffeur ivre de dégoût suit la route d'un œil hagard, l'esprit fermé. Sa cargaison déchargée, la fosse comblée, il va se recoucher. Rendormi, son sommeil est peuplé de cauchemars, de rêves à l'agonie. Le chauffeur les entasse, écœuré, dans la remorque de son tracteur fatigué.

1.5.13

Travail

Travail. Travail. Travail. Encore travail. Toujours travail. Pour le poète, pas de jour de fête. Pas de premier mai, pas de deuxième mai, ni de troisième. Jamais sa tête n'a chômé. Le vers à un pied, deux pieds, trois pieds, le vers de travers ne cessent d'avancer. Le poète ne sait rien des dimanche, ignore les jours fériés. Premier mai ou dernier mai, pas de congé. Travail. Travail. Travail. Encore travail. Toujours travail.

29.4.13

La Voix

La Voix qui me force à parler aimerait peut-être me laisser en paix. Peut-être que, derrière cette Voix, se tient une autre Voix qui force celle qui me force à parler, à me faire parler. La Voix, qui me force à parler, n'a peut-être pas envie de me faire parler. Elle-même n'a peut-être pas envie de parler, mais elle y est forcée. Forcée par une Voix qui se tient derrière elle. La Voix, qui se tient derrière elle, n'a peut-être pas envie de la forcer à parler pour me forcer ensuite moi-même à parler. Elle-même préférerait peut-être se taire. Je peux alors imaginer que la Voix, qui se tient derrière la Voix, qui ne peut me laisser en paix, est elle aussi contrainte d'agir ainsi par une autre Voix. Moi qui parle, je suis la Voix des Voix. Je suis obligé de parler pour faire entendre la Voix primordiale. Sans moi, la Voix n'existerait pas. Je suis la Voix.

18.4.13

Tâches

Je n'ai pas insulté la Terre entière. Je n'ai pas maudit l'Univers. Amer, lèvres serrées, bouche fermée, j'ai fait la vaisselle, en versant quelques larmes dans l'évier. L'éponge jetée, le robinet fermé, résigné, j'ai posé un genou à terre. Devant les assiettes, les verres et les couverts, je me suis incliné. Vaincu par la vaisselle, j'ai honteusement capitulé. Les tâches ménagères m'ont tué.

17.4.13

Mélodie

Sous la lumière des grands réverbères, rassemblé au centre de la pelouse du stade Charles Martel, récemment construit à la périphérie de la ville de Poitiers, un orchestre composé de vrais Berbères joue une lente et belle mélodie guerrière. Non loin, sous les tribunes désertes, le tribun de la tribu des musiciens danse, le cimeterre au clair, dans les vestiaires. À moins d'un kilomètre de là, au cœur du cimetière voisin, une armée de hooligans ivres de bières et de colère creuse des tombes profondes. Ici, c'est la nuit noire. Les pelles et des pioches font peu de bruit. Passe au travers des cyprès, qui bordent le cimetière, le léger vent du Sud. Il amène avec lui la belle mélodie berbère. Un oiseau crie.

15.4.13

Pause

Effondrement Mille trois cent vintquatre Le mur lézardé Un caillou sur la table Un chien La lune Demain Redoublement Une rose fanée sur le sable Lundi matin Non, je ne dirai rien Laissez passer Aahhhh Avec quatre haches & un pistolet Piano désaccordé — forcement Ligne structurale Horizon bancal Assiette carrée Poignée cassée Mille choses et leur destin incertain Un objet d'art Un article précieux sur sa bicyclette Les puces du chimpanzé sautent à l'eau Publication Mercredi soir Marécage La main du marchand de parapluies verts retient un oiseau mort de faim — hier Cigarettes et petites pensées Carribou et bouts de Camel Dérapage dans les alpages Libération Un chamois dort debout Sur le sentier sinueux, le long de la forêt bleue enchantée, l'institutrice désargentée cueille les violettes humides et fraîches : elle les range délicatement dans son panier d'osier percé — évidemment Colonne 62 Bon C'est assez

Signé : Larry Coss - Traducteur étranglé

Poème à la con

Caché dans les buissons, moi, le moujik affamé en haillons, blafard et déchaussé, je chante de belles chansons, je danse, je dessine au crayon, j'apprends, j'écris et je récite des poèmes à la con. Hier, à midi et demi, je sortais de prison. Mon âme est morte dans la nuit, noyée dans la fontaine où, ivre d'avoir perdu mes chaînes, je suis tombé. Mon âme de poète clamsée, noyée dans les tourbillons, mes vers ne sont plus très bons, moins bons que ceux que j'écrivais en prison ; mais ces vers restent très chers à mon coeur. Lecteur, toi qui lit mes poèmes à la con, ne soit pas si sévère, je ne suis qu'un pauvre moujik hagard et en haillons qui a perdu son âme, à deux pas de la gare, dans une fontaine où sourd l'eau marron. Aide-moi à retrouver mon âme, ne t'empresse pas de me couvrir de blâmes. Si tu penses que mes poèmes sont vraiment mauvais, passe près de la fontaine qui a volé mon âme, rends-toi donc à la gare, saute dans le TGV bourré de Mallarmé bien inspirés et de Chateaubriand bien croustillants. Lecteur, fonce à quatre cent à l'heure vers La Capitale, va au café des Fleurs, installe-toi parmi les poètes, ces travailleurs bien nourris, bien habillés, bien branchés, écoute leurs conversations à la con. Et puis reviens, lecteur, reprends le TGV, reviens vers mes buissons, pour me dire qui sur cette terre fait les meilleurs vers, qui sont les véritables poètes à la con. D'ici là, j'aurai sûrement repêché mon âme, jeté mes vieux crayons, reprisé mes haillons. Quand tu seras de retour, lecteur, alors sonnera, pour le vieux moujik que je suis, l'heure de quitter les buissons. Ainsi, viendra l'instant du retour vers ma première maison. J'irai jusqu'au bout du champ retrouver le grand chêne au pied duquel j'enterrerai mes poèmes à la con, tous ces longs vers amers écrits pendant mon séjour en prison.

Publié le 3 décembre 2012, sur Traverses.