Il n'avait pas été choqué par les photos, mais depuis hier, depuis qu'il avait refermé le magazine, feuilleté dans la salle d'attente du dentiste, il se posait beaucoup de questions sur le poids des mots. Avaient-ils tous le même poids ? Et comment les pesait-on ? Existait-il un instrument de mesure ? Quel est le mot qui servait d'étalon ? Si les mots avaient un poids, forcément, les lettres devaient, elles aussi, peser quelque chose. "Anticonstitutionnellement" était sûrement le mot le plus lourd de tous. Mais, comment faire la différence entre deux mots composés du même nombre de lettres. Par exemple : "plume" et "plomb". Comment savoir lequel pesait le plus lourd des deux ? "u" et "e" feraient-ils pencher la balance de leur côté, si l'on posait "o" et "b" sur l'autre plateau ? Comment savoir ? D'ailleurs "léger" avait tout autant de lettres que "lourd"... Et pourtant... "lourd" apparaissait d'emblée bien plus lourd que "léger". Mais était-ce vraiment le cas ? Il n'en savait rien. Il n'arrivait pas à trancher. Sa perplexité augmenta quand, plongé dans ses réflexions, il rencontra un problème supplémentaire : celui des lettres capitales, probablement plus pesantes que les lettres minuscules. Ça semblait évident. D'où l'importance des noms propres pour la plupart des gens. Généralement, on accordait plus de considérations aux choses lourdes, massives, telle que l'or par exemple. Mais comment l'or pouvait-il avoir une valeur supérieure au plomb qui comptait trois lettres de plus que le précieux métal ? Question de transmutation, se dit-il. Il lui faudrait certainement se renseigner auprès d'un spécialiste. Il écrasa sa dernière cigarette dans le cendrier noirci, se leva pour enfiler son manteau, sortit de chez lui, et, toujours pensif, incertain, d'un pas mi-lourd, mi-léger, traversa, sous la pluie, le jardin pour se rendre chez l'alchimiste, son voisin.
5.5.13
2.5.13
Le chauffeur de tracteur
Le tracteur de son imagination traîne à sa remorque la cargaison de ses illusions défuntes : un tas de cadavres en état de décomposition avancée. Même les mouches les plus affamées s'en tiennent éloignées. Au lever du jour, sous un ciel blafard, la machine roule lentement en direction de la fosse commune. Le chauffeur ivre de dégoût suit la route d'un œil hagard, l'esprit fermé. Sa cargaison déchargée, la fosse comblée, il va se recoucher. Rendormi, son sommeil est peuplé de cauchemars, de rêves à l'agonie. Le chauffeur les entasse, écœuré, dans la remorque de son tracteur fatigué.
At
10:28 AM
1.5.13
Travail
Travail. Travail. Travail. Encore travail. Toujours travail. Pour le poète, pas de jour de fête. Pas de premier mai, pas de deuxième mai, ni de troisième. Jamais sa tête n'a chômé. Le vers à un pied, deux pieds, trois pieds, le vers de travers ne cessent d'avancer. Le poète ne sait rien des dimanche, ignore les jours fériés. Premier mai ou dernier mai, pas de congé. Travail. Travail. Travail. Encore travail. Toujours travail.
At
8:47 AM
29.4.13
La Voix
La Voix qui me force à parler aimerait peut-être me laisser en paix. Peut-être que, derrière cette Voix, se tient une autre Voix qui force celle qui me force à parler, à me faire parler. La Voix, qui me force à parler, n'a peut-être pas envie de me faire parler. Elle-même n'a peut-être pas envie de parler, mais elle y est forcée. Forcée par une Voix qui se tient derrière elle. La Voix, qui se tient derrière elle, n'a peut-être pas envie de la forcer à parler pour me forcer ensuite moi-même à parler. Elle-même préférerait peut-être se taire. Je peux alors imaginer que la Voix, qui se tient derrière la Voix, qui ne peut me laisser en paix, est elle aussi contrainte d'agir ainsi par une autre Voix. Moi qui parle, je suis la Voix des Voix. Je suis obligé de parler pour faire entendre la Voix primordiale. Sans moi, la Voix n'existerait pas. Je suis la Voix.
At
3:20 PM
18.4.13
Tâches
Je n'ai pas insulté la Terre entière. Je n'ai pas maudit l'Univers. Amer, lèvres serrées, bouche fermée, j'ai fait la vaisselle, en versant quelques larmes dans l'évier. L'éponge jetée, le robinet fermé, résigné, j'ai posé un genou à terre. Devant les assiettes, les verres et les couverts, je me suis incliné. Vaincu par la vaisselle, j'ai honteusement capitulé. Les tâches ménagères m'ont tué.
At
7:27 PM
17.4.13
Mélodie
Sous la lumière des grands réverbères, rassemblé au centre de la pelouse du stade Charles Martel, récemment construit à la périphérie de la ville de Poitiers, un orchestre composé de vrais Berbères joue une lente et belle mélodie guerrière. Non loin, sous les tribunes désertes, le tribun de la tribu des musiciens danse, le cimeterre au clair, dans les vestiaires. À moins d'un kilomètre de là, au cœur du cimetière voisin, une armée de hooligans ivres de bières et de colère creuse des tombes profondes. Ici, c'est la nuit noire. Les pelles et des pioches font peu de bruit. Passe au travers des cyprès, qui bordent le cimetière, le léger vent du Sud. Il amène avec lui la belle mélodie berbère. Un oiseau crie.
At
7:31 PM
15.4.13
Pause
Effondrement Mille trois cent vintquatre Le mur lézardé Un caillou sur la table Un chien La lune Demain Redoublement Une rose fanée sur le sable Lundi matin Non, je ne dirai rien Laissez passer Aahhhh Avec quatre haches & un pistolet Piano désaccordé — forcement Ligne structurale Horizon bancal Assiette carrée Poignée cassée Mille choses et leur destin incertain Un objet d'art Un article précieux sur sa bicyclette Les puces du chimpanzé sautent à l'eau Publication Mercredi soir Marécage La main du marchand de parapluies verts retient un oiseau mort de faim — hier Cigarettes et petites pensées Carribou et bouts de Camel Dérapage dans les alpages Libération Un chamois dort debout Sur le sentier sinueux, le long de la forêt bleue enchantée, l'institutrice désargentée cueille les violettes humides et fraîches : elle les range délicatement dans son panier d'osier percé — évidemment Colonne 62 Bon C'est assez
Signé : Larry Coss - Traducteur étranglé
At
3:53 PM
Poème à la con
Caché dans les buissons, moi, le moujik affamé en haillons, blafard et déchaussé, je chante de belles chansons, je danse, je dessine au crayon, j'apprends, j'écris et je récite des poèmes à la con. Hier, à midi et demi, je sortais de prison. Mon âme est morte dans la nuit, noyée dans la fontaine où, ivre d'avoir perdu mes chaînes, je suis tombé. Mon âme de poète clamsée, noyée dans les tourbillons, mes vers ne sont plus très bons, moins bons que ceux que j'écrivais en prison ; mais ces vers restent très chers à mon coeur. Lecteur, toi qui lit mes poèmes à la con, ne soit pas si sévère, je ne suis qu'un pauvre moujik hagard et en haillons qui a perdu son âme, à deux pas de la gare, dans une fontaine où sourd l'eau marron. Aide-moi à retrouver mon âme, ne t'empresse pas de me couvrir de blâmes. Si tu penses que mes poèmes sont vraiment mauvais, passe près de la fontaine qui a volé mon âme, rends-toi donc à la gare, saute dans le TGV bourré de Mallarmé bien inspirés et de Chateaubriand bien croustillants. Lecteur, fonce à quatre cent à l'heure vers La Capitale, va au café des Fleurs, installe-toi parmi les poètes, ces travailleurs bien nourris, bien habillés, bien branchés, écoute leurs conversations à la con. Et puis reviens, lecteur, reprends le TGV, reviens vers mes buissons, pour me dire qui sur cette terre fait les meilleurs vers, qui sont les véritables poètes à la con. D'ici là, j'aurai sûrement repêché mon âme, jeté mes vieux crayons, reprisé mes haillons. Quand tu seras de retour, lecteur, alors sonnera, pour le vieux moujik que je suis, l'heure de quitter les buissons. Ainsi, viendra l'instant du retour vers ma première maison. J'irai jusqu'au bout du champ retrouver le grand chêne au pied duquel j'enterrerai mes poèmes à la con, tous ces longs vers amers écrits pendant mon séjour en prison.
Publié le 3 décembre 2012, sur Traverses.
Publié le 3 décembre 2012, sur Traverses.
At
2:25 PM
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